J’ai préparé ce voyage pendant plusieurs mois, sans vraiment savoir d’où venait l’idée. Lucas, mon ami d’enfance habite à Vieux Boucau et j’habite à Nantes. Aller chez lui à vélo me paraissait tellement insensé que c’est sans doute de là qu’est née la bêtise. Ce n’était pas un défi, ni une envie de prouver quoi que ce soit. C’était juste une curiosité : voir si c’était possible, sans trop savoir ce que ça représentait. Une course contre personne pour changer.
Jeudi 9 octobre 2025, 21 heures.
Je viens de finir mon assiette de pâtes et de faire le tour du matériel pour la énième fois. Les sacoches sont prêtes, la couverture de survie soigneusement rangée “au cas où”. J’ai dit à tout le monde que je trouverais bien un endroit pour dormir, mais je sais que je ne dormirai pas. L’idée, c’est de traverser la nuit d’une traite, jusqu’au ferry de Royan. Je me suis allongé deux heures dans l’après-midi pour tromper la fatigue à venir. Mon cerveau n’est pas dupe, mais il fera avec.
KM 0 — À 22 heures, je m’élance.
Le GPS affiche les 480 kilomètres du parcours, les lampes s’allument, les gants se serrent. La température tombera à huit degrés, j’aurai le vent dans le dos — un signe du destin, presque. L’excitation et la peur se mélangent à parts égales.
Je traverse Nantes comme un fantôme. Les bars débordent de rires, les verres s’entrechoquent, et au milieu de tout ça je pédale, casque vissé, frontale allumée. Les regards que je croise oscillent entre la curiosité et l’incrédulité : qu’est-ce qu’il fout là, celui-là ? C’est vrai, après tout qu’est-ce que je fous là ?
Rapidement, les lumières de la ville s’effacent.
Je m’éloigne du halo orangé, et la route devient noire, immense, presque intimidante. Je sens mes jambes tourner avec une fluidité mécanique — la machine est en route. Les sacoches ne bougent pas, le vélo glisse.
KM 12 — 22h40, c’est réel…
J’ai quitté complètement l’agglomération. Le silence est total. Mon téléphone vibre sans arrêt : messages d’encouragements, petites blagues, mots d’amour. Je les lis à la volée, ça réchauffe le cœur. Le vent de dos me pousse comme un complice invisible. Je n’ai encore mal nulle part, je suis bien.
Deux heures plus tard, je ne suis plus seul. Sur le bord d’une départementale, les yeux d’une chouette brillent dans le faisceau de ma lampe. Elle me fixe, puis s’envole. Quelques mètres plus loin, une autre fait pareil, me suivant un instant. Deux silhouettes dans la nuit, aussi étonnées l’une que l’autre de se croiser. Je souris sans raison. C’est peut-être ça, le vrai début du voyage.
Les villages se succèdent, endormis. Parfois une lumière dans une fenêtre, parfois rien du tout. J’avance. J’essaie de m’en tenir au plan de nutrition, même si j’ai encore le goût des pâtes dans la bouche. Le corps se met en mode automatique.
KM 110 — À 3 heures, je suis seul.
J’ai quitté depuis longtemps les dernières lumières.
C’est le moment où tu te rends compte que la nuit, la vraie, c’est pas juste de l’obscurité, c’est du vide. Les derniers messages d’encouragements sont loin, tout le monde dort.
Le brouillard tombe. Les marais me renvoient leur humidité dans le visage.
J’ai froid, j’ai un peu faim, et j’ai aussi un peu envie de rigoler de la situation.
J’ai beau avoir trois couches, un bonnet et des gants, le froid passe quand même.
Les doigts picotent, les épaules se crispent. Je me dis qu’il faudrait que je bouge un peu plus, alors j’appuie sur les pédales. Résultat : je souffle comme un bœuf et j’ai toujours froid.
Super.
La lampe éclaire une bulle de cinq mètres devant moi. Tout le reste, c’est du noir.
De temps en temps, un panneau surgit, un virage, un bruit d’animal.
J’ai vu les yeux d’une chouette tout à l’heure, maintenant j’entends des trucs bouger dans les fossés.
Je décide que je préfère ne pas savoir.
Je commence à me parler tout seul. Pas fort, juste quelques mots pour me rassurer.
Je mets un seul écouteur, l’autre oreille reste connectée au monde au cas où un sanglier aurait envie de discuter.
Je lance un podcast. Les voix me rassurent, même si je ne les écoute pas vraiment.
Je ne regarde plus le compteur. C’est toujours une mauvaise idée de le faire la nuit, tu finis par te dire “quoi, seulement ça ?”. Alors je pédale, j’attends que le jour revienne. J’ai un bon rythme, l’avantage de la nuit c’est que tu ne vois pas les montées arriver, tu n’anticipes pas l’effort à venir. Je reste prudent dans les descentes car les routes ne sont pas toutes de grande qualité et j’aperçois une pellicule humide sur l’asphalte. Je dois être près d’un lac ou d’un marais.
Bingo. La brume se referme d’un coup, si dense que je ralentis sans même m’en rendre compte. À droite, le lac du Marillet se devine à peine. La lune, presque pleine, flotte au-dessus comme un projecteur paresseux.
Je ris tout seul. Je me dis que vu d’en haut, on doit se demander ce que je fais là, seul, dans la brume.
KM 155 — À 5 heures, Et si j’échoue ?
Vers 5 h, je commence à sentir le contrecoup du gel caféiné.
Le cerveau vadrouille, le corps continue, mais il n’y a plus vraiment de pilote dans l’avion. Je chante un bout de chanson, sans raison.
Je me rends compte que je n’ai pas dormi depuis presque 24 heures.
C’est complètement idiot et pourtant je me sens bien.
Vers 5 h 30, je vois enfin le panneau “La Rochelle”.
La ville dort encore, mais les boulangeries s’allument une à une.
L’odeur du pain chaud m’aguiche. Je me promets de m’arrêter à la première… puis à la deuxième… puis finalement à aucune.
Je veux juste filer jusqu’à Royan sans perdre le rythme.
Je me dis que je le regretterai sûrement.
Spoiler : oui.
Il est 7 h 15, le ciel commence à s’éclaircir.
Ça me file un vrai coup de boost !
Mon téléphone se remet à vibrer — ceux qui n’avaient pas encore vu mes stories de la veille découvrent enfin ma petite folie.
Lucas m’appelle pile à ce moment-là. On discute deux minutes, il rit, moi aussi.
Ça me remet les idées en place. Sa voix me ramène un peu sur terre.
Le soleil monte lentement.
Et je me dis que peut-être, ça va aller.
KM 228 — 8h56, une petite victoire
Royan.
Le mot s’affiche sur un panneau et ça me paraît irréel.
Le soleil tape dans les yeux, la mer brille, et moi je n’ai plus vraiment de coordination entre le cerveau et les jambes.
Je pose le vélo contre un poteau, je regarde autour : tout bouge, tout est trop clair, trop bruyant. Je ne suis plus tout seul.
Je me rends compte que j’ai une heure d’avance.
C’est con, mais ça m’agace presque.
J’aurais pu dormir, manger un truc chaud, faire n’importe quoi d’autre que pédaler dans le noir à 3 h du matin. Mais bon, maintenant je suis là, au milieu des camions qui attendent pour embarquer.
Je m’allonge par terre, les jambes contre un poteau.
Les chauffeurs me regardent bizarrement, certains sourient, d’autres hésitent sûrement à appeler un médecin.
Je ferme les yeux, j’écoute le bruit du port.
Je sens mon cœur battre dans les tempes.
J’ai froid, mais je ne bouge plus.
Je crois que j’ai atteint ce moment où tu n’as plus mal nulle part, juste… plus rien.
Je me dis que je pourrais dormir cinq minutes.
Mais je sais que si je ferme les yeux trop longtemps, je ne me relèverai pas.
Alors j’attends.
J’observe les gens autour de moi ; il y a d’autres cyclistes, avec d’autres ambitions sûrement. Je me sens à la fois ridicule et incroyablement vivant. Quand le ferry arrive, j’ai presque envie d’applaudir. Je remonte en selle, les jambes lourdes, la tête légère. Je souris tout seul en passant le péage. C’est reparti.
Le ferry tangue un peu. Je me cale sur un banc, casque toujours sur la tête, comme si je n’osais pas vraiment couper la connexion avec la route. Les jambes vont bien. J’essaie de fermer les yeux, mais impossible. Je suis trop gelé, trop lucide, trop “entre deux”.
Le moteur vrombit, le bateau avance, et pendant un instant j’ai l’impression que tout ce que j’ai fait jusqu’ici n’existe plus. Juste du silence, le clapotis de l’eau, et mes mains qui tremblent un peu. Je regarde les camions alignés sur le pont, les chauffeurs qui me dévisagent comme si j’étais un ovni. Ils n’ont pas tort. Je viens de faire 230 bornes de nuit pour prendre un bateau à 9 h du matin. Je ne connais personne qui fait ça volontairement.
Quand le ferry accoste, je descends, encore un peu dans le brouillard. La lumière du jour me brûle les yeux. Je change les verres de mes lunettes pour passer les solaires. Je remets mes gants, et c’est reparti. Les jambes sont un peu raides au début, mais le corps repart sans discuter. Le cerveau, lui, reste en mode éco.
Je me dis que je vais m’arrêter bientôt pour un vrai petit-déj, que je l’ai bien mérité. Sauf que la trace que j’ai préparée, elle, s’en fout. Elle file tout droit dans la forêt. Aucune boulangerie, aucun café, rien. Juste des pins et du sable.
Je me dis que ce n’est pas grave, que je trouverai plus loin. Mais le plus loin ne vient jamais.
KM 287 — 13 h, J’ai faim !
Je commence à avoir soif, puis un peu faim, puis beaucoup soif. Le soleil tape. Je regarde ma gourde : il reste un fond d’eau. Je me dis que je devrais m’arrêter pour regarder la carte. Sauf que… pas de réseau. Évidemment.
Alors je continue. Autour, il n’y a rien. Juste la route, les arbres et la chaleur qui colle au maillot. À ce moment-là, avancer n’est plus un choix. C’est juste ce qu’il reste à faire.
Et puis enfin, un panneau. Lacanau. Je n’ai jamais été aussi content de voir une station balnéaire que je connais. Je sais que je peux trouver à manger. Je quitte la trace sans réfléchir, direction le centre. Je tombe sur un snack ouvert. Je commande un panini. Je crois que j’ai dit “merci” trois fois au mec tellement j’étais heureux.
Je m’assois sur un banc, j’enlève les gants, je respire. J’ai mal nulle part, mais je sens que le corps commence à se plaindre doucement. Je me répète que je suis à la moitié, que ça va aller. Puis je repars.
KM 332 — 15 h 40, l’horizon recule…
Il fait chaud maintenant. Je roule en manches courtes, j’ai la peau salée. Les pins s’alignent, les routes sont droites. Trop droites. Je me dis que les gars qui ont tracé ça devaient détester les virages. Un fan de raccourcis.
La chaleur finit par me rattraper. Le vent a tourné, il vient de face. J’avance, mais plus lentement. Je parle moins. Je commence à compter les kilomètres en silence, comme un métronome. Chaque ligne droite en cache une autre, identique. Une map de jeu vidéo qui se régénère à l’infini. L’horizon reste là, à la même distance. Je pédale, mais rien ne bouge.
KM 356 — 18 h 30, Le silence est derrière moi… (Adieu la tranquillité)
Je passe le bassin d’Arcachon. La circulation revient d’un coup. Les voitures, les klaxons, les dépassements. Je n’ai plus envie de voir personne. Je me fais la réflexion que les pistes cyclables moches du matin, avec leurs dalles défoncées, me manquent un peu.
Le soleil tombe. Je remets toutes les couches : gants, bonnet, sur-chaussures. Le froid revient d’un coup, brutal. Je me rends compte que je n’ai pas mangé de solide depuis Lacanau. Deuxième erreur. Je fouille les poches : une barre, un gel au miel. Ce sera ça.
Je commence à sentir la fatigue mentale. Ce moment où tu ne penses plus vraiment, où tu avances juste parce que tu as commencé. J’ai arrêté de regarder le compteur. Je n’ai plus de notion du temps. Je sais juste qu’il faut continuer. Je repense à mon marathon de Nantes. C’était dur, mais je savais qu’à tout moment, je pouvais m’arrêter. Abandonner, rentrer, trouver une excuse. Ici, c’est différent. Je suis trop loin pour faire demi-tour, trop fatigué pour réfléchir. Alors j’avance. Pas pour finir, juste pour ne pas rester là. Je sais juste qu’il faut continuer…
Lucas m’appelle. Il me dit qu’il prend son vélo, qu’il vient à ma rencontre à Contis. Je ne le dis pas, mais ça me sauve la tête. Il me sort de mon tunnel négatif. Juste savoir qu’il roule dans ma direction, c’est comme si tout devenait plus simple.
KM 427 — 21 h, Entre deux mondes
Les derniers kilomètres avant Contis sont interminables. Les lignes droites ne finissent jamais. J’ai l’impression que le GPS bugge. Chaque virage annoncé met trois kilomètres à arriver. Je parle tout seul, je ris, je râle. Je passe par toutes les émotions possibles.
La lumière tombe. Les arbres deviennent des silhouettes. Mon phare éclaire la brume en petits nuages blancs, comme si le monde se dissolvait autour de moi. Par moments, je crois voir des formes bouger sur le bas-côté. Peut-être des branches. Peut-être autre chose. Je sais que Lucas m’attend, quelque part devant. Cette pensée suffit à me tenir droit sur le vélo.
C’est étrange, cette sensation d’être entre deux mondes : trop loin pour revenir, trop fatigué pour penser, presque arrivé, mais pas encore…
Je commence à voir des lumières dans le ciel. Des flashs blancs, réguliers. Sur le moment, je crois que c’est Lucas avec sa frontale qui m’envoie des signaux. On n’arrive pas à s’appeler depuis plusieurs dizaines de minutes. Je lève la tête, je cherche, mais personne. Le faisceau revient, tourne, disparaît derrière les arbres. Et je comprends : c’est le phare de Contis. J’éclate de rire, un peu perdu entre la fatigue et le soulagement. La fin n’est plus très loin.
Et puis, j’arrive dans le centre-ville. Je reconnais la silhouette de Lucas. Il est devant un resto et il m’attend depuis 40 minutes. Je me rends compte que mon allure doit être catastrophique pour avoir mis autant de temps à arriver jusqu’à lui. Je ris. Je crois que je n’ai jamais été aussi content de voir quelqu’un. Je descends du vélo, les jambes sont raides. Je mange en silence, je souris bêtement. Il est 21 h 41. Ça fait vingt-quatre heures que je suis parti.
KM 440 — 21 h 45, Deux phares dans la nuit.
Je me dis que c’est bon, que j’ai gagné, même s’il reste quarante bornes. Je repars à côté de lui. On roule doucement, on parle peu. Nos lampes tracent deux cônes de lumière dans la nuit. Je souris, je ne dis rien. Je sens les larmes monter un peu, mais elles ne sortent pas. Trop fatigué. Les yeux trop secs.
À un moment, je commence à voir des trucs. Un chat dans le fossé — non, de l’herbe. Une dame avec un gilet jaune — non, juste une balise. Je sais que je suis cuit, mais ça me fait presque rire. Je me dis que ce serait dommage de s’arrêter maintenant. Au-delà du fait que c’est bien sûr impossible.
Les lignes droites défilent, interminables. Lucas me parle, me raconte des trucs pour me garder éveillé. Je l’écoute à moitié. Je suis ailleurs, en pilote automatique. Chaque mètre est une petite victoire.
Et puis, au détour d’un virage, j’aperçois le carrefour de Vieux Boucau, les lampadaires, la route que je connais. Il reste quelques dizaines de mètres. Tout remonte d’un coup. La douleur disparaît, les jambes tournent à nouveau sans réfléchir. On accélère.
On arrive devant la maison. Je coupe le GPS.
482 kilomètres.
Je descends du vélo, un peu chancelant. Lucas rit, ouvre une bière. Louise, la copine de Lucas, nous a préparé un bon repas chaud. Je bois, je mange un bout, sans goût, juste pour le geste. Mon estomac est encore brassé par le sucre. Et puis je vais dormir.
Le silence est total. Pas de bruit, pas de lumière, pas de compteur. Juste moi, le vide, et la sensation étrange d’avoir tenu.
—Le lendemain, le monde semble à la fois plus petit et plus vaste. Les chiffres n’ont plus d’importance. Ce qui reste, ce n’est pas la distance. C’est le calme du matin, le froid du départ, la chouette dans la nuit, le hot-dog à Contis. C’est la fatigue, la lumière, les kilomètres avalés sans vraiment comprendre pourquoi…
Dans le travail comme sur le vélo, j’avance souvent sans savoir pourquoi. Juste parce qu’il faut. Peut-être que la différence, c’est qu’ici, j’ai enfin pris le temps de sentir chaque kilomètre parcouru.
Lundi 27 octobre 2025, 9 heures.
« Entre deux mondes ». C’est comme ça que je vis depuis quelque temps. Entre le silence des routes et le bruit des tournages. Entre la fatigue du corps et celle du mental. Ce voyage n’a pas changé grand-chose, il m’a juste rappelé pourquoi je fais tout ça. Pourquoi j’ai besoin d’être ailleurs pour comprendre ce qu’il se passe ici. J’ignore encore ce que sera la prochaine destination, mais je sais déjà que je la chercherai.
